jeudi 6 juin 2013

Ilford 100

Tu crois que tu es seule à vouloir donner de la substance à ta vie. On est toujours unique. Sept milliards cent trente-cinq millions neuf cent quarante-quarte milles deux cent quarante et un hommes sur une terre vieille de quatre virgule cinquante-quatre milliards d'années, et tu insistes sur ton unicité.

C'est une ville vernie. Tu marches dans des rues bien peignées, raie au milieu, ton immeuble étincelle, tu as un appartement cloné, tes chaises tes tasses tes robes sont formatées pour que jamais tu ne perdes tes repères, H&M et Ikéa, tu es chez toi partout, une vie ouatée une vie d'artifices. Mais un feu d'artifice ne brûle pas longtemps.

Tu as recommencé à glisser des pellicules dans ton Pentax. 
Parce que c'est une ville vernie, une ville sans défauts. Tu marches dans les rues bien peignées, raie au milieu, ton immeuble étincelle sous son maquillage, tes chaises tes tasses tes robes, tu les retrouves dans chaque appartement, sur chaque table, sur chaque fille.
Des taches et des trous dans la moquette décolorée, la douche dans la cuisine et les toilettes sur le palier, en hiver tu allumes le four pour chauffer l'espace glacé. Catégorie D, ton appartement est une verrue disgracieuse dans cette ville lisse, un défaut à cacher, une aspérité à laquelle tu t'accroches. Partout tu cherches les failles, un pavé inégal dont ton pied se souviendra, une fissure dans la façade qui raconte des histoires à tes yeux, un brin d'herbe têtu sur la voie goudronnée.
En revenant du labo, tu tiens dans entre tes mains une pochette en papier pleine de photographies ratées qui palpitent comme un coeur brûlant.

Évidemment, tu es seule à chercher cette substance à travers la pellicule et les tirages ratés. Seule avec tous ceux qui tiennent dans entre leur mains des pochettes de photographies ratées, parce qu'ils marchent dans une ville vernie, sans défauts, avec des rues bien peignées, raie au milieu. Les immeubles étalent fièrement leurs façades étincelantes, leurs chaises leurs tasses leurs robes sont les même que les tiennes.

Nue sous la lumière vide de ce formatage, leur vie réclame de la substance.